REGARDS SUR LA SAINTETÉ ORTHODOXE de la gaule au premier millenaire
Monseigneur Germain de Saint-Denis
(Les Conférences de Crêt-Bérard, Suisse)
Publié par le Père F. Méan dans le "Bulletin Orthodoxe" de Lausanne
Je propose, en remontant à la fin du premier siècle, de dégager quelques traits de la spiritualité et de la théologie transmises par cette époque antique. Les influences originelles sont beaucoup plus nombreuses qu'on ne le croit. On a trop classé le christianisme par rapport à ses origines latines ou grecques et leurs cultures réciproques. Puisque nous sommes en Suisse, citons d'abord saint Maurice et la Légion Thébaine, les saints martyrs venus d'Égypte, qui marquèrent profondément l'histoire chrétienne de ce pays (les chefs étaient accompagnés de quelques femmes chrétiennes de grande qualité, dont sainte Véréna et sainte Regula). Dans notre Église orthodoxe d'Occident, nous célébrons l'ancienne liturgie des Gaules. Savez-vous que son origine n'est ni grecque, ni latine mais syrienne ? Il vaudrait la peine d'écrire l'histoire de l'apport des syriens à la Liturgie, à la pensée, à la vie quotidienne de nos pays. Ils sont une multitude à avoir sillonné l'Orient et le bassin méditerranéen jusque dans sa partie occidentale.
Par rapport aux fondations des apôtres, l'ancienne Gaule est une Église nouvelle. On sait que l'apôtre Paul est passé en Espagne, mais aucun apôtre n'est venu dans ces pays dans lesquels nous vivons. Cependant la prédication des apôtres est parvenue ici par le milieu évangélique et l'Église antique des Gaules tire son origine de ce milieu. Citons Marthe, Marie et Lazare venus en Provence. Ce sont eux, ces familiers du Christ, qui ont enraciné la première Église, ou le premier christianisme. On pourrait comparer ces origines à celles du monde celtique. Celui-ci a été marqué par Joseph d'Arimathie venu en Irlande porteur du Graal, la coupe contenant le sang du Christ qu'il avait récolté au pied de la Croix. Mis en route par Joseph d'Arimathie, les moines irlandais apportèrent dans leurs incessants voyages sur le continent toute une tradition de l'invocation du Saint-Esprit dans les conditionnements de la vie.
Il n'y a aujourd'hui aucune preuve historique objective de la présence des familiers du Christ en Provence, sauf le mythe toujours vivant. En parcourant le sud français, on retrouve des traces non seulement de Marthe et de Marie, mais aussi de personnages comme Zachée, le publicain. On découvre sa trace à Rocamadour, où Zachée aurait reçu le nom d'Amadour. Le saint Amadour du calendrier, c'est Zachée. Est-il venu en Provence, ou non ? Le mythe est là. Il est intéressant de noter qu'un fait historique non mythique n'a presque pas d'influence réelle sur l'histoire, ni sur le peuple. À l'inverse, Origène a dit : « tout ce qui est précieux n'a pas de preuve ». Je ne chercherai donc pas à vous donner des preuves, mais à vous entraîner simplement vers Lazare, Marie, les Saintes Maries de la Mer, dont la biographie exacte est peut-être incertaine du point de vue historique, mais qui sont réels et présents du point de vue mythique et traditionnel.
Qui sont-ils ces familiers dont la tradition nous dit qu'ils sont venus en Provence à la suite de la destruction du Temple de Jérusalem et que nous ont-ils laissés ? Ils forment une famille d'élection où le Christ est venu se reposer. À côté du cercle des disciples qu'Il avait choisis, le Christ avait aussi des amis intimes, chez qui Il pouvait demeurer et où Il vivait d'une autre manière. Le christianisme de nos pays est marqué d'abord par ce type de liens, qui devraient exister d'ailleurs dans la vie de tous les êtres humains. Parmi eux, personne ne paraît marié, le Christ remplit leur vie, qui est ainsi consacrée ! Dans cette famille, peut-être se trouvait-il également une ancienne prostituée dont parle l'Évangile: Marie-Madeleine (mais on ignore s'il s'agit de la même Marie-Madeleine). Ce ne sont pas des grands de la cité de Jérusalem, mais certainement des personnes issues de familles aisées, qui eurent pour caractère d'avoir ouvert leur maison ainsi que leur cœur à la présence du Christ.
Dans les prières de l'ancien rite des Gaules, il y a une expression qui rappelle cette relation avec le Christ. Le Christ est nommé " visiteur des cœurs ". Le creuset, l'origine du christianisme en Gaule est l'intimité du Christ et le repos de l'Ami de l'homme, visiteur des cœurs. Ceci donne à notre christianisme le goût de la visite de l'ami, c'est-à-dire le sens du chemin parcouru et du chemin à parcourir par Celui qui vient de l'Orient et qui ira jusqu'à l'Occident. Tel est le génie de la liturgie que nous célébrons. À travers le temps et l'espace, on cultivera le goût de l'histoire porteuse des pas du Christ. Cette chose est tout à fait centrale : c'est le génie du christianisme des anciennes Gaules.
Nous voici au IIème siècle. Un homme extraordinaire apparaît, le père de la spiritualité primitive de l'ancienne Gaule : Saint Irénée de Lyon ! Il était le disciple de Polycarpe évêque de Smyrne, disciple de Saint Jean l'Évangéliste à Éphèse. Nous sommes ici en présence d'une lignée. De la même manière, par exemple, que Jacob est troisième de la lignée biblique Abraham-Isaac-Jacob, Irénée appartient à la troisième génération à partir du Christ, celle du commencement de la fécondité - retenez cette constante, la fécondité à la troisième génération. Irénée enracine en Gaule la tradition johannique (celle de l'apôtre jean), tradition féconde où la foi prépare la conscience pour la connaissance supérieure. Phrygien de naissance, Irénée succède, à Lyon, à un évêque de la communauté des saints martyrs : Potin.
Irénée est le témoin de la maturité de l'Église des premiers siècles. Irénée est un homme pour qui la Vérité est palpable. Un trait remarquable d'Irénée est d'avoir tout écrit. Comme tous les Pères, Irénée (on appelle Pères ceux qui ont engendré l'Église) est un témoin du Christ et un défenseur de la Vérité du Christ. Existe-t-il dans l'histoire de l'Église un certain développement de la manière dont est reçue la Vérité ? Oui, par exemple dans l'Église primitive, on s'est préoccupé du Christ, puis, au milieu des temps, on commença à s'occuper du Saint-Esprit, et maintenant la préoccupation des chrétiens c'est l'Église. L'important à retenir cependant ici est que l'enseignement de l'Église est essentiellement " hors du temps ". Donné dans le temps, il est au-dessus du temps. Isolons chez Irénée quelques perles sur le caractère de la Vérité.
Un premier thème de saint Irénée, très actuel pour notre époque moderne, est développé dans sa " mariologie ". Il nous y apprend qu'il y a dans l'Église une place pour la femme équivalente à celle de l'homme. Saint Irénée enseigne qu'on trouve, dans l'histoire de l'Église et de l'humanité, deux femmes autour desquelles s'articule un mystère essentiel. Les deux femmes sont Ève et Marie, elles sont mises en parallèle avec deux hommes, le premier Adam et l'Adam nouveau, qui est le Christ. Saint Irénée, qui avait le génie des formules, inaugure un mode d'appréciation des Mystères de notre salut qu'il appelle "Récapitulation". Le mot est riche par ce qu'il apporte. En quoi est-il si précieux ? La création au commencement est faite par Dieu. Ensuite, cette œuvre du commencement des temps, entraînée par la chute, est récapitulée au milieu des temps par le Christ. Le Christ la reprend pour la refaire, Lui qui à l'origine en était le modeleur.
Irénée précise : le premier homme est "modelé" (il s'agit d'Adam façonné à partir de la poussière de la terre, comme le dit le récit biblique) et le deuxième homme est récapitulé. L'Homme nouveau en Christ est reformé à l'image de Sa gloire (Post-sanctus du commun de notre Liturgie). Pour Irénée, ce qui a été lié ne peut être dénoué qu'en remontant l'histoire en sens inverse. C'est ici qu'apparaît le rôle de Marie. Là où avait prévalu la désobéissance d'Ève, Marie met l'obéissance à Dieu. Marie délie la désobéissance par l'obéissance. Cependant, l'homme modelé de la Genèse a été fait de matière " vierge " c'est-à-dire quelque chose qui n'est pas cultivé, qui n'a été ni touché, ni travaillé humainement. Il y a une pureté originelle de la matière créée. Irénée met en regard de cette matière des origines, Marie la Vierge-Mère de qui est né le Christ. Il met ces deux événements en miroir. Dieu reprend son projet dans son état premier, "vierge". Par Marie la Vierge, le Christ second Adam remonte au premier. En Marie, par le chemin de l'obéissance, il s'agit de la même humanité que celle de l'Adam primordial. Pensée extraordinaire ! Cette conception fournit l'explication de la généalogie montante du Christ chez saint Luc, généalogie qui se trouve après l'évangile de l'enfance : on remonte depuis Jésus jusqu'à Adam (chez saint Matthieu la généalogie est descendante). Dans cette « perspective inversée », les seconds libèrent les premiers et l'on retrouvé l'Évangile, où les premiers seront les derniers et les derniers les premiers.
Examinons un deuxième thème de saint Irénée, sujet également très actuel, la Tradition de l'Église. Rappelons qu'Irénée lutte et écrit contre la fausse gnose, c'est-à-dire la fausse connaissance. Saint Irénée affirme qu'il n'est pas mal de connaître, mais qu'il est mal de connaître mal et il indique une chose très pertinente, la Tradition permet d'accéder à la vraie connaissance.
Irénée qualifie la fausse gnose d'une manière très curieuse : les « gnostiques » sont des oiseaux ténébreux qui cherchent à se mêler aux anges. Ces faux gnostiques trouvent le fond de leur connaissance non dans la révélation, mais dans la passion « de mort ». La fausse connaissance procède en fait du goût de la mort. Nous vivons de nouveau dans une époque où fleurit la gnose comme au temps de Saint Irénée. De la fausse gnose, Irénée écrit encore quelle est un mélange de mysticisme avec une imagination débordante.
Saint Irénée affirme ensuite que c'est la " foi " qui prépare la conscience pour la connaissance supérieure. Cette dernière devient une nourriture pour notre esprit. Qu'est-ce que la foi pour saint Irénée ? Pour lui, la foi n'est jamais l'enregistrement d'une vérité abstraite. La foi est l'anticipation des choses à venir, l'anticipation de la connaissance. Inférieure à la connaissance supérieure, elle ouvre la porte de la vraie connaissance qui est son aboutissement. En outre, la foi ne procède pas de la déduction ni de l'induction, mais elle les dépasse ces facultés par sa puissance.
Conclusion : la foi ne peut être opposée ni à la connaissance, ni (comme les contemporains préfèrent le dire) à la raison. C'est une mauvaise action d'opposer la foi à la connaissance. Si ce n'est pas la foi, que peut-on alors opposer à la fausse connaissance ? Seulement une autre connaissance, une connaissance mystique, - qui est le sujet de la Tradition de l'Église - et que Saint Irénée appelle la " gnose véridique ".
La prédication, dit encore Irénée, est supérieure à l'Écriture Sainte. Pour que la connaissance soit parfaite, elle doit éviter les intermédiaires. Le Christ n'écrit pas. Les apôtres ont prêché avant d'écrire. La Tradition orale est réellement intéressante parce qu'elle opère un contact vital tandis que les livres s'adressent à un anonymat. La tradition orale est très stable et a une précision prodigieuse ! Voici un souvenir personnel. Visitant la Serbie en 1957, je me suis trouvé au monastère de Jića pour la Fête de la Dormition de la Vierge. Il y avait là dix mille paysans en costumes traditionnels. Après la liturgie, ils écoutèrent un chanteur traditionnel - un barde - qui chantait la complainte du roi Étienne Nemania (qui avait fondé la royauté chez les Serbes). Quand le chanteur achoppait les paysans le rectifiaient. Supposer maintenant que l'Écriture Sainte disparaisse... par une maladie du papier... Eh bien à coup sûr on réécrira l'Écriture à la lettre près parce qu'elle est passé par la tradition orale. Regardez, par exemple, Jean-Baptiste, il n'a pas écrit, Élie n'a pas écrit, etc. etc. Les apôtres ont reçu la connaissance parfaite, ils sont "gnostiques" (le mot est employé), mais de quelle manière ? Ils sont prêts à verser leur sang pour le Christ, étant revêtus du Saint-Esprit qui a apporté connaissance et force. D'où les deux bases de la vie chrétienne : première base le Christ, source du pouvoir de prêcher, le Christ transmet la doctrine et la capacité de la prédication et deuxième base de l'Église : l'Esprit-Saint source du pouvoir de connaître, Il donne à la Pentecôte la capacité de reconnaître la Vérité. Retenez cette articulation de saint Irénée. Irénée observe que tous les apôtres prêchent également dans l'unanimité et que, lorsqu'ils prêchent, il ne s'agit pas de la doctrine de Pierre ou de celle de Paul... mais de celle du Christ. Il y a une double avancée de la prédication qui est à l'image de la Divine Trinité, c'est-à-dire que Pierre n'est pas soumis à Paul dans ce qu'il dit, Paul n'est pas soumis à Pierre, André n'est pas soumis... etc. Chacun est porteur de la plénitude et il la livre selon son propre tempérament. Irénée dit encore que la connaissance a pour caractéristique de guérir, elle a un pouvoir de guérison. La connaissance du péché, par exemple, est la seule manière de ne plus pécher. Ce qui explique que l'on ait inventé la confession des péchés, qui n'est pas assurée d'être toujours une réussite, mais qui est une nécessité.
Pour saint Irénée, le langage d'accès à la connaissance est le symbole. Le symbolisme est capable de mettre ensemble deux événements ou deux êtres contraires ou contradictoires. Il est capable de « voir comme Dieu voit », ce qui est la définition du théologien qui a un regard d'aigle. On appelle Jean l'Évangéliste un aigle, parce qu'il voit comme l'aigle voit tous les détails de la création en une sorte d'unité. L'aigle vient d'en-haut. Autrement dit, il met ensemble ce qui est tout à fait transcendant et ce qui est tout à fait immanent. Est-ce que la quête authentique d'un individu, d'un être humain ne réside pas précisément en cela ? Pour Irénée, cette connaissance est déposée dans l'Église qui, elle, tient son attitude essentielle de Marie. Le mot-symbole transporte avec lui toute une telle aura dans notre conscience qu'il faut, je crois, encore préciser. Le symbole est la préparation formelle de ce qui doit arriver (par des mots ou par des gestes…). Il y a des gestes symboliques, par exemple le signe de croix, geste silencieux, mais quel symbole !). Par les gestes, les lignes, les formes, ce qui doit arriver est formellement préparé. Ainsi, par le symbole on saisit en un instant, de manière immédiate, ce que tous les écrits et livres du monde ne pourraient livrer, que les mots non insérés dans un symbole ne peuvent pas contenir... Et on entre dans le monde tel que Dieu l'a voulu, sans invention. Je le répète, le signe de Croix est une sorte de symbole de la foi, comme le Credo de Nicée, mais muet.
Autre expression favorite de Saint Irénée : « Tout est nouveau ». Tout ce qui est vivant se renouvelle perpétuellement et ce renouvellement (par exemple l'Incarnation du Verbe qui a renouvelé l'humanité) n'est pas la négation du péché, mais le rajeunissement et ainsi le Dieu vivant (comme le nomme la Tradition biblique) et bien, c'est un Dieu source de nouveauté. Vie et nouveauté marchent ensemble. Revenons à la foi. Totalement indépendante de la connaissance inférieure et de la raison, elle soulève les montagnes. Si la foi soulève les montagnes, elle est une particularité de l'âme, ou bien elle est objective, c'est-à-dire qu'elle révèle ce à quoi nous adhérons avant même de la comprendre, et nous introduit sans renoncer à comprendre dans les réalités que nous allons appréhender. Que faire pour avancer ? Eh bien, toujours projeter devant soi des conceptions de choses que l'on ne connaît pas. Einstein disait : comment procéder en science ? En admettant que nous ne savons pas, introduisons le domaine de l'inconnu, et cela marche ! De même, si on ne pose pas qu'il y a des mystères, nous ne sommes jamais partis à la rencontre de la Vérité... Irénée avait dit ceci avant Monsieur Einstein. Voilà, en résumé, quelques héritages qui nous viennent véritablement de Saint Irénée : la Mariologie, la Tradition, la valeur du symbole et toute cette articulation entre la foi et la connaissance à propos de la vraie Gnose.
Avançons un peu dans le temps, toujours dans cette ancienne Église des Gaules. On rencontre un personnage du IVème siècle Hilaire de Poitiers. Hilaire est un homme de ce siècle d'or de la théologie, le IVème. Juste après saint Irénée, il est le deuxième saint docteur et enseigneur de l'Église antique. Il projette le regard symbolique de saint Irénée sur le monde et sur l'Écriture Sainte. Il discerne que la vie du Christ donne l'argumentation pour réunir en Lui les opposés. Pour cette raison le Christ a dit : chargez votre croix et suivez-moi. Né aux environs de l'an 320 dans une famille riche de l'époque, il nous apprend que sa famille n'était pas chrétienne. Il demanda donc le baptême étant adulte. Cette expérience le fait s'écrier : « Quand j'étais jeune, j'ai mis ma confiance dans les hommes, j'ai été déçu Mais ensuite, Dieu dans sa miséricorde se manifesta à moi et j'en ai obtenu plus de bien que je n'en attendais ». Attention ne mettez jamais une confiance exagérée dans les hommes ! Irénée écrivait en grec - toute l'Église antique savait plus ou moins le grec. Hilaire, lui, écrit en latin, il est un latin. Il est devenu évêque, étant marié. La tradition atteste qu'il avait une fille qui s'appelait d'un nom curieux Abre. La Tradition rapporte que sur le point de mourir, il dit à Dieu « Il est triste de laisser ma fille, alors emmène-là ! » Alors la fille partit et Hilaire mourut paisible.
Quelle est son histoire ? La lutte contre l'arianisme de l'époque. L'arianisme est une réponse erronée à la question que se posait toute l'Église antique. Le Christ est-il vraiment Dieu ? Est-il vraiment homme ? Et qui est vraiment cet homme ? La réponse d'Arius, un prêtre de la grande Église d'Égypte, était de dire que le Christ n'était pas Dieu, mais une créature supérieure, une sorte de démiurge intermédiaire entre Dieu et le reste de la création. Hilaire a lutté si vigoureusement contre l'arianisme qui arrivait depuis l'Égypte, que l'empereur lui-même arien, qui se mêlait à cette époque des questions d'Église, l'exila en Phrygie. Or de qui la Phrygie est-elle le pays ? C'est la patrie d'Irénée ! Cet événement montre qu'il y eut un échange permanent dans l'Église antique entre les Gaules et l'Asie Mineure, un genre d'aller-et-retour fort caractéristique. Contre l'arianisme, saint Hilaire a laissé un grand traité sur la Divine Trinité.
Saint Hilaire donne lui aussi un enseignement essentiel de manière symbolique. Quelle en est la particularité ? Tous les événements de l'univers sont pour lui des " types ", des lettres, des signes, des symboles, de ce qu'il appelle des " antitypes ", c'est-à-dire de la pensée divine, de la manière dont Dieu voit l'univers, du monde tel qu'il est et tel qu'il est en train de se réaliser. L'exemple parfait de l'antitype c'est le Christ. On peut donc lire tous les événements de l'univers en fonction du destin du monde, parce qu'on en a une image préétablie dans la Personne et la réalisation du Christ. Saint Hilaire commente l'Écriture dans cet esprit-là. En regardant les deux bibles qui existent : l'Écriture Sainte et la Nature, peu à peu nous découvrons " l'antitype " qui se trouve derrière. Entrons dans les symboles et, de réalité en réalité, on ira vers l'essentiel qui est la vie du Christ.
Il dit une autre chose très intéressante : l'Église est le milieu simultanément le plus pur et le plus pécheur. Devant cette chose très étrange (l'ivraie coexiste avec le bon grain), Hilaire précise : l'Église ne sera justifiée que si elle engendre le monde nouveau. On retrouve ici une sonorité d'Irénée. Cette idée doit pénétrer, semble-t-il, profondément en nous : celui qui découvre l'Église ne peut plus se séparer d'elle, mais il découvre aussi combien elle est pécheresse. N'y voyez pas un phénomène nouveau ! Monseigneur Jean de Saint-Denis donnait parfois l'exemple du formalisme des Russes de Rashkol, figés et étroits sur la célébration des rites. Ce formalisme épouvantable qui est une faute, car on n'enferme pas les hommes dans la rigidité, « a pourtant donné saint Séraphin de Sarov ! ».
Finalement, Hilaire de Poitiers discerne l'unité spécifique de l'univers qu'on trouve parfois dans la vie de l'Église. Cette unité est celle qui réunit sur un point particulier deux êtres totalement différents : un formaliste et un libéral, un être sec et un être chaleureux. Il introduit par l'exemple de sa vie, l'unité spécifique qui se fait quand l'Orient et l'Occident chrétiens se réunissent au sujet des difficultés de l'arianisme.
Parlons maintenant du haut-lieu des îles de Lérins en face de Cannes. Il y eut au Vème siècle sur l'île de Lérins un très grand monastère né de la prière et de l'ascèse de saint Honorat. C'est le Mont Athos de l'Occident. La floraison monastique de Lérins et de Marseille non seulement procura une pléiade d'évêques aux Églises dont beaucoup furent des saints, mais, elle a surtout installé dans les Gaules le principe de la connaissance de la Vérité déposée initialement par saint Irénée et deuxièmement, « la discrétion » et l'équilibre intérieur qui permettent de parcourir l'existence de manière royale. Qui était saint Honorat, le fondateur de Lérins ? Nous ne savons de lui que ce que nous transmirent ses fils spirituels. Il n'y a pas d'écrits de saint Honorat. Voici deux de ses idées majeures. Le monde est mobile, seul Dieu est immuable donc source d'immortalité. Deuxièmement : mon unique trésor est Jésus le Christ. Saint Honorat marqua ceux qui le suivirent par sa paternité spirituelle, par le rayonnement personnel de son expérience divine et sa sainteté.
Qu'est-ce donc qui alimente la vie à Lérins ? Le Vème siècle est très différent du IVème, le IVème étant l'âge d'or de la pensée patristique. Les préoccupations du christianisme de l'époque tournent autour des luttes dans l'Église déclenchées par les idées hérétiques de deux hommes : le patriarche Nestorius de Constantinople et le moine breton Pélage qui était un extrémiste. Nestor et Pélage ont engendré des problématiques qui durent encore de nos jours. À cette époque on trouvait en face l'un de l'autre deux mondes culturels opposés. D'une part le monde celtique caractérisé par l'ascétisme, monde dont Pélage est issu. Pour qui connaît les moines irlandais thaumaturges, ne sont-ils pas des ascètes hors du commun, tels saint Colomban et saint Gall qui s'arrêta chez vous en Suisse ? Ces ascètes prodigieux étaient aussi des humanistes, des êtres dont le moralisme concret était puissant, qui empoignaient la vie par leur volonté personnelle. Par la volonté, l'homme pouvait entrer dans la morale, une attitude dans la vie. D'autre part, en face de ces Celtes, se trouvaient l'Église d'Afrique avec saint Augustin, un berbère, génial, spéculatif et saint. Saint Augustin était l'homme non pas de la volonté humaine, mais de l'irruption de la grâce divine dans l'existence. Au milieu de cette confrontation, prise entre ces deux mondes culturel et de pensée, se tint l'îlot de Lérins défendant avec vigueur l'esprit de l'orthodoxie (on pense à saint Vincent, mais il y eu d'autres brillants défenseurs). Peuplée des moines qui venaient de toute la France et des pays germaniques, de la côte provençale jusqu'au nord, l'île de Lérins donne la solution transcendante au conflit entre les Celtes et les Africains -. le conflit entre la réalité de la volonté humaine et la réalité de la volonté divine, en relation ou en opposition l'une avec l'autre. Le monastère de Lérins a résolu ce conflit, ce que ne fit pas le reste de l'Europe (à l'exception des pères Jésuites), laissant ce problème pour plus tard. La pensée du Moyen Âge vécut surtout sur le registre et l'héritage de saint Augustin, c'est-à-dire l'irruption de la grâce dans l'homme qui n'en peut plus de vivre dans l'univers usé.
Quelle est la spécificité de la spiritualité de Lérins ? Disons tout d'abord qu'à la génération qui suivit celle de saint Honorat, au Vème siècle, s'opéra, sous l'impulsion de saint Jean Cassien qui était de Marseille, une cristallisation du monachisme communautaire. La biographie de saint Jean Cassien déborde le sujet de cette conférence. Il fut diacre de saint Jean Chrysostome et mena une enquête auprès des moines d'Égypte. Cassien partageait le même héritage spirituel que Lérins. On retrouve par conséquent chez lui l'esprit des îles de Lérins. Saint jean Cassien insiste sur certains caractères de l'être humain (et il ne s'agit pas d'un phénomène monastique bien que ce soit un moine qui l'ait dit). Enseignant la responsabilité de lutter contre la tiédeur et contre la tristesse, il place au premier plan " le discernement des esprits " que saint Antoine le Grand avait déjà prêché dans le désert d'Égypte ainsi que " la discrétion ", c'est-à-dire la lutte contre les exagérations. Nos causes d'exagération ne sont pas si honorables que nous le croyons. Elles viennent du domaine passionnel ou relatif. Nos émotions peuvent durer, mais elles peuvent aussi tourner court. Si vous êtes tristes par exemple, que se passe-t-il ? Vous êtes envahis complètement. Dites à ce moment comme le Christ, « mon âme est triste » et pensez ensuite en vous-mêmes « moi ? - pas sûr ! ».
Saint Jean Cassien disait, attention à deux choses : discernement et discrétion. je me demande si la discrétion en question n'est pas à l'origine de quelque chose que l'on trouve « dans le royaume de France » comme disait Monsieur de Montaigne et qui est « de la mesure avant toute chose ».
Laissant de côté de nombreux saints issus des " saintes îles " (plusieurs conférences seraient nécessaires), arrêtons-nous à une deuxième personnalité de Lérins, saint Hilaire qui devint évêque d'Arles. Saint Hilaire d'Arles affirme qu'il était un parent d'Honorat. Sa destinée est étonnante. Tout d'abord Honorat l'attira à Lérins. Plus tard, répétant l'exemple de son père Abbé (qui fut appelé à l'épiscopat dans la cité d'Arles), saint Hilaire eut à quitter lui aussi le monastère de Lérins pour lui succéder sur le siège épiscopal de cette importante cité.
Hilaire d'Arles voyageait beaucoup et voulait faire l'unité de l'Église des Gaules, un domaine où cependant il échoua, les Gaulois étant fort peu dociles à l'unité ! Il cultivait la vigne et disait que l'évêque n'est pas digne de célébrer la Divine Liturgie s'il ne la cultive pas lui-même. Prédicateur puissant, il pouvait prêcher quatre heures d'affilée. Il prêchait sur le déroulement de la Liturgie et enseignait que si l'on fait des concessions dans le déroulement de la Liturgie, on perd la force d'y rester. Plus on fait de concessions, plus les gens s'en iront. Son idée était de fonder l'Église que l'on pourrait appeler le Patriarcat des Gaules. Avec ce souci de la responsabilité de l'Église, il voyagea avec Germain d'Auxerre et Loup de Troyes.
Quelle mentalité de l'époque peut-on découvrir à travers lui ? Accompagné de saint Germain d'Auxerre, saint Hilaire arrive à Besançon et découvre dans cette ville un évêque du nom de Chélidoine qui avait été juge civil avant d'être évêque. Comme juge civil, Chélidoine avait eu à condamner deux hommes à la peine capitale et en plus, il avait épousé une veuve, ce qui constituait deux motifs graves d'empêchement. Les deux évêques interpellent donc Chélidoine : « Tu as fait condamner deux hommes à mort, celui qui célèbre le sacrifice liturgique non sanglant ne doit pas avoir mené quiconque à la mort ! Renonce à l'épiscopat et trouve un successeur ! ». Pour défendre sa cause, Chélidoine fait appel à l'évêque de Rome, saint Léon le Grand et réussit à le faire fléchir. Il y eut donc sur ce point querelle avec saint Léon. Que fait saint Hilaire ? En 440 environ, il partit à pied à Rome - ce qui constituait un pénible voyage - pour signifier à saint Léon : « Tu défends Chélidoine, mais nous au Concile d'Arles nous avons déjà jugé de la question. Nous n'y reviendrons pas. Fais ce que tu veux, pour ma part je rentre chez moi ». La liberté des Églises locales qui se formaient à cette époque est instructive. Il n'y avait alors pas de centre unique du christianisme. Saint Hilaire d'Arles aimait les pauvres, mais fut rude à l'évêque de Rome et aux préfets impériaux de son époque. Sa qualité était d'être revêtu d'impassibilité. À sa mort, les juifs se joignirent aux chrétiens pour son enterrement, car il était un homme doux.
Pour terminer, parlons encore de saint Germain d'Auxerre, un homme extrêmement brillant à tel point que sa notoriété était quasi européenne. Il est mort au retour d'un voyage en Italie avant d'atteindre sa cathédrale à Auxerre. À l'époque, dans l'Église des Gaules, on élisait les évêques. Le candidat élu était proposé à la consécration aux autres évêques, cette tradition était très ferme. L'élection de saint Germain à l'épiscopat racontée par saint Grégoire de Tours dans ses Chroniques fut une élection inspirée. Il y avait donc sur le siège d'Auxerre un évêque du nom d'Amator. Se sentant vieillir à sa charge, il pria Dieu de lui indiquer un successeur. Il vit dans la prière un homme du nom de Germain, lequel était à l'époque un avocat païen non chrétien (grand chasseur, celui-ci venait mettre les peaux des bêtes qu'il avait tuées devant la cathédrale pour narguer l'évêque). Saint Germain réunit le peuple de ses fidèles dans la cathédrale et dit : « je suis vieux, élisez-moi un successeur ». Cependant personne n'avait de nom à proposer. Une année plus tard, même scénario, ce jour-là Germain était parmi les gens qui se trouvaient dans l'église. Amator le fit cravater par les diacres, tonsurer et mis à l'école des clercs sans explication. Un an étant passé, il réunit de nouveau le peuple pour le choix de l'évêque. Germain était connu et il fut élu. Cela signifie quelque chose de très remarquable dans cette Église des Gaules : le respect de la communauté ecclésiale et beaucoup de prudence à son égard. Quant à l'inspiration elle ne donne pas de droit absolu. Saint Germain fut un ascète remarquable. Son combat contre le pélagianisme donne à comprendre quelque chose de fondamental.
Pourquoi ces hommes du Vème siècle - et beaucoup d'autres dans le courant vivant de la Tradition - cultivèrent-ils la discrétion et l'équilibre intérieur comme leurs prédécesseurs ? La réponse que nous voulons donner est qu'ils devaient certainement vivre un monachisme de " connaissance ", dans la lignée de saint Irénée. Ils témoignèrent contre l'excès de la part donnée à Dieu dans la vie de l'homme. Ils virent le danger de l'augustinisme. Ils ne luttèrent pas contre saint Augustin retenant d'autres enseignements chez lui, ils eurent en revanche à lutter contre ses zélateurs. Les saints et les génies ont des doutes dans leur vie, alors que les disciples n'ont souvent que des certitudes. Les catastrophes s'enchaînent parce que, étant trop sûr, il n'y a plus de vie chez eux et donc plus de transformation possible. Nos pères à l'inverse ont vu le danger de l'agitation provoquée par l'augustinisme, qui mena à affirmer non seulement que sans Dieu l'on ne peut rien faire - ce qui est vrai -, mais que l'on ne peut rien faire sans l'autorité suprême placée dans l'Église selon une certaine idée et qu'en dehors de l'Église, il n'y a que condamnation et même damnation ! Voyez la glissade, on glisse vers une autorité abstraite de l'Église, puis de cette conception totalitaire à ce que le monde ne vaut rien.
Ces hommes surent ne pas tomber dans l'erreur des disciples de saint Augustin qui séparèrent l'ontologie de la psychologie. Ils n'ont pas voulu séparer l'acte créateur par lequel Dieu dépose la vie dans l'univers - et la protection qu'Il lui accorde - de la capacité de la créature à vivre par elle-même. Les rapports entre le Créateur et la créature doivent être nécessairement libres, la part divine n'étant pas prépondérante sur la part humaine, même si la part de Dieu est sans comparaison. Ainsi, ils ont cultivé la possibilité qu'il y ait simultanément présence et absence de Dieu. L'homme ne peut pas vivre si Dieu est seulement présent, il ne peut pas vivre non plus si Dieu est absent. Malheureusement, après cette période de grâce et de liberté, on a conservé sans les surmonter tous les problèmes surgis entre Pélage qui disait l'homme que se suffit à lui-même et les augustiniens qui disaient qu'on ne peut rien faire par soi-même ou de son initiative. À partir du VIème siècle se prépara ainsi un humanisme sans la grâce divine, et de l'autre côté, une piété et une grâce, qui pèsent sur l'être humain. Se présenta alors pour un long temps dans l'histoire un christianisme tout à fait différent.
Que veut dire l'adjectif " royal " donné au sacerdoce du peuple de Dieu ? Que l'homme est capable de lui-même et qu'il peut s'avancer au-devant de Dieu qui lui a donné la liberté, ce Dieu qui en même temps est son interlocuteur ! Ce chemin sacré et royal, les orthodoxes l'appellent synergique, c'est-à-dire celui qui ne tombe ni dans la prédestination totale qui va de pair avec une sorte de tyrannie de la grâce, et ni non plus dans le volontarisme pélagien lequel est certainement l'ancêtre de l'humanisme athée. On peut résumer la théologie et la spiritualité de cette ancienne Église par une formule : le visiteur de l'histoire des hommes apporte la connaissance ; ce visiteur, le Christ, apporte la connaissance avec un respect total des hommes.
Crêt-Bérard le vendredi 9 février 1996
Postface à la conférence de Monseigneur Germain
À la transcription de la Conférence de notre évêque, nous avons été frappés de la similitude de son contenu substantiel avec une prière liturgique de saint Sérapion de Thmuis (un égyptien du IVème siècle) et nous la proposons en guise de conclusion ainsi qu'une citation de l'évêque grec Emilianos Timiadis, un moine ami de notre Église.
Bénédiction du peuple de l'Evêque Sérapion
Que la main vivante et pure, la main du Fils unique, la main qui guérit tous nos maux, qui affermit tout ce qui est saint et garantit ce qui est sûr, s'étende sur les têtes inclinées de ce peuple !
Qu'il soit béni de la bénédiction de l'Esprit, de la bénédiction du Ciel, de la bénédiction des prophètes et des apôtres !
Que les corps de ce peuple soient bénis en toute chasteté et pureté, que ses âmes soient ouvertes à la doctrine et à la connaissance des mystères !
Que tous unis soient bénis par ton Fils unique, Jésus Christ, par qui Te sont données gloire et souveraineté dans l'Esprit-Saint, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles ! Amen !
« Par ascèse, nous comprenons la restriction de nos appétits démesurés ou, positivement, l'ensemble des composantes nécessaires à une vie vraie, orientée vers des horizons plus élevés, conforme à la volonté divine, exigée autant pour les religieux que pour tous les baptisés » ( Mgr Emilianos Timiadis).