L'Église orthodoxe occidentale


Jean, évêque de Saint-Denis (Présence orthodoxe n°3 – 1983)



L'Église est indéfinissable, car elle cache en ses moindres apparences les abîmes divins. Elle est semblable à une toute petite porte que l'on passe en se courbant. Sitôt la porte franchie, des espaces infinis nous appellent à leur conquête.

Nous ne prétendons pas définir ici l'Église orthodoxe occidentale ; nous essaierons seulement de la toucher de l'extérieur et de la situer parmi les autres confessions.


Un peu de statistique...

La population de la terre s'élève à environ deux milliards d'habitants. L'ensemble des chrétiens n'est qu'une minorité, «un petit troupeau», selon l'expression évangélique. Et, sans tenir compte de quelques groupements isolés, les chrétiens se partagent eux-mêmes en trois familles historiques : les Églises soumises à Rome, ou catholicisme romain; les Églises issues de la réforme évangélique, ou catholicisme réformé, et les Églises gardant la tradition antique, ou catholicisme orthodoxe. l'Église catholique orthodoxe comprend, à peu près, un tiers du chiffre total; elle n'est qu'un petit troupeau dans le petit troupeau du Christ.

Un peu de géographie...

Si nous jetons un coup d'œil sur la carte géographique, nous constatons que l'Église orthodoxe est présente dans toutes les parties du monde, avec une densité plus grande en Orient. En Occident, le Nouveau Monde a dépassé notre vieille Europe et compte plus de cinq millions de fidèles. En France, 150 paroisses sont composées pour la plupart de français orthodoxes.

Pourquoi l'Orthodoxie est-elle si peu répandue, parfois encore si méconnue dans nos pays d'Europe occidentale ?

Les causes en sont multiples. Voici un exemple caractéristique en France, jusqu'à Napoléon III, il était défendu de construire des églises orthodoxes, et, en Espagne, jusqu'à récemment, les fidèles orthodoxes ne pouvaient avoir ni prêtre, ni messe. Est-il étonnant, alors, que durant des siècles, l'Orthodoxie ait été regardée comme une religion « étrangère » !

D'où vient ce phénomène? Nous répondrons par un bref aperçu sur le passé.

Un peu d'histoire...

Il est nécessaire, pour comprendre l'état actuel de l'Orthodoxie, de partager les vingt siècles écoulés du christianisme en deux millénaires, avant et après le XIe siècle : mille ans d'Église indivise et mille d'Église déchirée.


L'ÉGLISE INDIVISE


Pendant 1.000 ans, la France comme l'Italie, l'Espagne comme l'Irlande, furent catholiques orthodoxes, formant la communion universelle, une seule famille d'Églises-sœurs, celles d'Orient et celles d'Occident. Cette famille s'exprimait en une symphonie de traditions locales, une polyphonie de langues diverses, sans domination d'une tradition, d'une Église, d'une langue : sans isolement et sans séparation.

Ainsi, l'Église orthodoxe d'Occident ne peut être ni étrangère, ni nouvelle pour l'Europe, et en particulier pour la France.

La France orthodoxe

Oui, nous, Français, nous étions orthodoxes en Occident ; nous appartenons à la famille universelle.

Un Hilaire de Poitiers défendait l'Orthodoxie, solidaire d'Athanase d'Alexandrie, contre Libère, pape de Rome, chancelant vers l'hérésie; Geneviève de Paris était acclamée de Syrie par Siméon le Stylite; Cassien de Marseille initiait les Gaules aux profondeurs de la vie monastique d'Orient; enfin, ce n'est ni au catholicisme romain, ni au catholicisme évangélique que Clovis convertissait les Francs, c'est à l'Orthodoxie !


L'ÉGLISE DÉCHIRÉE


Le second millénaire est caractérisé parle déchirement de l'Église indivise. Deux révolutions religieuses le provoquèrent : celle du Moyen Âge, ou réforme romaine, et celle de la Renaissance, ou réforme antiromaine, dite protestante. Il est impossible, sous peine de fausser les perspectives historiques, de parler de l'une sans parler de l'autre.

Ces deux réformes étaient-elles justifiables ?

Certes, toutes deux sont nées du désir vigoureux de redresser moralement les chrétiens et de libérer l'Église du joug du monde. Mais, tout en poursuivant un but noble, elles agirent dans un esprit d'isolement; elles brisèrent, dans leur emportement, le lien vital avec le passé et voulurent imposer leurs conceptions partielles à l'Église.

Trois exemples, les plus extérieurs, les plus simples, à la portée de tous, suffiront pour donner une idée d'envergure de la révolution religieuse déclenchés par Rome et de la contre-révolution protestante. Ces trois exemples sont la centralisation, le divorce entre clercs et laïcs, et le rationalisme.


RÉFORME DU MOYEN ÂGE


Les historiens les plus convaincus de l'Église de Rome reconnaissent eux-mêmes que la réforme du XIe siècle, celle du pape Grégoire VII (Hildebrand), changea du tout au tout la structure de l'Église.

Avant le XIe siècle, de même qu'ensuite et maintenant dans l'Orthodoxie continuatrice de la tradition antique, la structure de l'Église était à l'image de la Tri-Unité : concorde d'Églises locales, union dans l'esprit et la foi d'Églises indépendantes, concorde et union des personnes libres.

Si l'Église appelait hérésie, ou schisme, toute tendance d'isolement, de séparation ou d'indivi-dualisme, elle voyait dans toute tentative de domination d'une partie sur les autres ou de centralisation excessive « la fumée de vanité pénétrant dans son sanctuaire » (concile d'Afrique) et « un danger pour la liberté de l'Épouse que le Christ racheta de son précieux Sang » (troisième concile oecuménique).

Grégoire VII attaque violemment l'indépendance des Églises-sœurs, supprime les droits des primats et des métropolites de son propre patriarcat, et ses successeurs accentueront son œuvre. Les évêques, peu à peu, ne sont plus que des représentants de la papauté, et l'Église romaine du Moyen Âge devient monarchique, centralisée, ne reflétant plus un Dieu trinitaire mais un Dieu unique, dont l'évêque de Rome est le représentant visible ici-bas, le « vice-Dieu ». L'unité passe de la concorde à la soumission ; l'union dans la pensée est remplacée par l'autorité.


Clercs et laïcs


Le clergé seul ne constitue pas l'Église. Celle-ci est « le peuple orthodoxe » suivant l'expression de la messe romaine, le troupeau du Christ, mais « un troupeau raisonnable » appelé à sauvegarder la plénitude de la Tradition, « race nouvelle, sacerdoce royal », comme le nomme l'apôtre Pierre. Le clergé, successeur des Apôtres, est la main protectrice du fondateur de l'Église en son peuple et son héritage. Sans évêques, point de peuple orthodoxe, certes, mais sans peuple orthodoxe point d'évêques ! La révolution romaine brisa cette harmonie, tailla en deux la communauté : d'une part, l'Église enseignante, d'autre part, l'Église enseignée; le clerc et le laïc. La lutte entre le cléricalisme et le laïcisme prenait naissance.

Rationalisme

La religion chrétienne d'avant le Moyen Âge ne cherchait pas à établir la vérité de l'existence de Dieu sur la raison humaine, dont elle connaissait les limites et la faiblesse. Dieu lui-même « se » prouvait par ses manifestations, et, en définitive, par sa Révélation, le Verbe fait chair. Le « noùs », l'« intelligence du Christ », devait, pour les Anciens, transformer et illuminer notre intelligence afin de lui communiquer la vraie connaissance, non seulement des saints mystères, mais aussi du monde extérieur. Au XIIe siècle, Anselme de Cantorbéry commence à renverser les rôles. Il fait confiance à la raison et la prend comme guide infaillible. L'existence de Dieu est prouvée par des déductions. Tous les mystères, depuis la Sainte Trinité jusqu'aux sacrements, sont, au cours des deux siècles suivants, revus et mesurés par cet instrument fragile. Une nouvelle théologie, dite scolastique, remplace la théologie patristique orthodoxe. La Trinité vivante cède la place à la Trinité métaphysique, l'inconnu qui se manifeste devient objet de connaissance. Reconnaissons-le, cette théologie est riche d'analyses, rythmée par une logique qui semble impeccable, traversée d'œuvres géniales, mais elle est aussi riche qu'étrangère à l'esprit de l'Église primitive.

Parmi les scolastiques, les uns idolâtrent la raison, les autres posent des bornes, mais au détriment de l'unité qu'ils partagent en deux domaines, celui qui contient les mystères imposés auxquels il faut croire sans vouloir comprendre, et celui de la nature sur lequel règne la raison. Le schisme entre la théologie et la philosophie, la révélation et la science, se prépare.

Comme nous l'avons dit plus haut, ces trois exemples ne présentent qu'une infime partie du changement apporté par cette révolution. Deux siècles d'isolement suffiront pour engendrer sur tous les plans, dans l'Église de Rome, des réformes graves. Seule, elle osera formuler de nouveaux dogmes sur le Saint-Esprit, la grâce, la rédemption, les sacrements.


RÉFORME DE LA RENAISSANCE


À son tour, la deuxième révolution, dite protestante, bouleversera les valeurs de l'Église romaine.

Elle se dresse avec un élan prophétique contre la centralisation de l'Église et le divorce entre clercs et laïcs, mais, dans sa précipitation, ne sait pas retrouver la concorde des Églises-sœurs et s'accomplit au nom du droit des communautés isolées. Elle livre bataille pour le troupeau raisonnable du Christ, le sacerdoce royal, contre le cléricat tout puissant. Dans la main de chaque croyant, la Bible en langue vulgaire devient le symbole des rapports directs du fidèle avec la Révélation. Mais, de ce douloureux combat, ce n'est pas le peuple orthodoxe qui sort victorieux, c'est l'individu avec son libre arbitre, le laïc sans prêtre, la communauté sans évêque, la foi sans tradition. De même, elle s'oppose au rationalisme et à la métaphysique dans la théologie, au nom du Dieu vivant, proclamant la raison humaine faillible et corrompue. Malheureusement, elle ne saura pas dégager « l'intelligence du Christ », « la raison du Verbe » et demeure dans une foi spontanée, subjective, un élan d'âme. Le témoignage de l'expérience intime se substitue à la pensée objective du Moyen Âge. La théologie protestante, entraînée par une piété personnelle, glisse inévitablement vers une compréhension historique, exégétique de la Révélation.

Ainsi, la séparation de Rome créait les séparations protestantes.


Le corps unique souffre...


À l'époque de Grégoire VII, selon les contemporains, cinq Patriarcats parmi les Églises-sœurs représentaient excellemment la catholicité : Jérusalem, Antioche, Alexandrie, Constantinople, la nouvelle Rome, et, le plus honoré entre tous, le Patriarcat de l'ancienne Rome. Ils étaient comparés aux cinq sens du Corps du Christ. L'un d'eux préféra se détacher du corps universel. « Si le pied disait : parce que je ne suis pas une main, je ne suis pas du corps, ne serait-il pas du corps pour cela ? Et si l'oreille disait : Parce que je ne suis pas un oeil, je ne suis pas du corps, ne serait-elle pas du corps pour cela ? Si tout le corps était oeil, où serait l'ouïe ? S'il était tout ouïe, où serait l'odorat ? Et maintenant tout le corps souffre, car lorsqu'un des membres souffre, tous les membres souffrent avec lui; et lorsqu'un des membres est honoré, tous les membres s'en réjouissent avec lui.» (I Cor. 12, 15 à 18, 26).


L'ORTHODOXIE ET LES RÉFORMATEURS

L'Église orthodoxe d'Occident reconnaît, aime la noblesse d'âme, la foi ardente de ces lutteurs infatigables pour le Christ, comme Hildebrand, Anselme, Bernard, Innocent III, Luther, Calvin, etc., mais elle ne peut que déplorer l'unité qu'ils compromirent et le déséquilibre dogmatique qu'ils introduisirent dans l'Église.


L'ÉGLISE ORTHODOXE D'OCCIDENT CONTINUE

EN ORIENT


La rupture meurtrit l'Église orthodoxe ; elle perdit en grande partie l'Occident et l'on s'habitua à la considérer comme une Église orientale. Cependant, elle continue à poursuivre la route, et, fidèle au passé, ne cesse de prouver sa vitalité.

La Mère divine se plaît à paraître parmi ses enfants fleurissant les siècles par ses miracles. Son histoire est une chaîne ininterrompue de martyrs, de saints, de docteurs et de conquêtes apostoliques.


Ses missions


Les jeunes Églises slaves grandissent, prenant la place des Églises occidentales détachées; les missionnaires évangélisant l'extrême Nord (XIIIe siècle), parcourent les vastes espaces de l'Asie (XVe siècle), pénètrent en Chine (XVIIe siècle), bâtissent l'Église locale du Japon (XIXe siècle), prêchent dans le Nouveau Monde, traversent le Pacifique. Les missionnaires orthodoxes sont aux Indes, en Perse, en Afrique.


Son enseignement dogmatique


Les conciles se succèdent : la procession du Saint-Esprit, la grâce incréée, selon la Tradition, sont proclamées entre le IXe siècle et le XIVe siècle. Les angoisses de la Renaissance, le choc d'opinion entre romains et protestants, trouvent une réponse pacifique dans les conciles du XVIe siècle et du XVIIe siècle. Par la Bible en langues vulgaires, l'Église tend la main aux protestants, mais, d'autre part, elle sanctionne la fidélité des romains aux mystères eucharistiques. Au XVIIe siècle, le concile de Jérusalem redit à tous deux la place et l'action du Saint-Esprit dans les sacrements. Au XIXe siècle, un rappel fraternel sur le rôle du sacerdoce royal des laïcs est envoyé par les Églises orthodoxes à l'évêque de Rome. Enfin, l'indépendance de l'Église vis-à-vis des valeurs humaines (races, nations, politiques, questions sociales, etc.) fait l'objet des derniers conciles contre ceux qui veulent entraîner l'œuvre du Christ à des fins temporelles (XIXe et XXe siècles).


EN OCCIDENT


Bien entendu, nous aussi, enfants des deux réformes, nous avons nos martyrs, nos saints, nos missionnaires, nos victoires éclatantes, mais ce qui est unique dans l'Église orthodoxe, ce qu'il est nécessaire pour nous de puiser en elle, c'est la plénitude de la Tradition inaltérée qu'elle sut préserver au travers de toutes les vicissitudes.

L'Occident ne se plia jamais entièrement à la volonté des réformateurs. Il défendit toujours le catholicisme orthodoxe, d'une manière inattendue, spontanée, vivante. Cédant à droite, il apparaît à gauche ; brisé dans l'élan d'une âme, il jaillit dans la conscience d'une autre, recherchant l'Orthodoxie perdue qu'il ne sait même plus nommer, cette tradition aussi verte et aussi tenace que l'herbe qui pousse entre les durs pavés. Les temps ne sont pas encore mûrs pour écrire l'histoire merveilleuse et tragique du «maquis» de l'Orthodoxie en Occident. Sa marche, après la rupture, est difficile à saisir. «Ni vent fort et violent déchirant les montagnes... ni tremblement de terre, ni feu », elle traverse les siècles « comme un murmure doux et subtil » (I Rois 19, 12).


NOTRE SIÈCLE ŒCUMÉNIQUE


Notre siècle n'est plus celui des révolutions religieuses. Les tempêtes mondiales se déchaînent hors des murs de l'Église. Et le christianisme perd chaque jour de sa puissance temporelle ; s'il est attaqué, humilié, dédaigné, il est gagné, d'autre part, par l'esprit de paix, de réconciliation, et la nostalgie d'une plénitude commune.

La Sagesse divine se sert des événements extérieurs pour préparer à l'Église, dans la crise universelle, les cadres d'une nouvelle époque :

la technique moderne, incapable d'unir les mondes politiques, facilite les rapports entre chrétiens, comme les routes romaines servirent la mission des Apôtres ;

la science historique ramène aux sources, à l'Église catholique orthodoxe indivise ;

l'Église catholique orthodoxe d'Orient est poussée hors de sa retraite. Ses enfants, dispersés à tous les coins du monde, rappellent étrangement la Diaspora d'Israël, se mélangeant aux diverses civilisations, construisant partout des cellules orthodoxes ;

de son côté, l'Occident s'aperçoit que le monde romain n'est pas l'Église mais une des Églises, une corde de « la harpe du Saint-Esprit » et non l'instrument ;

les Églises anglicane, luthérienne, calviniste, dénoncent courageusement le scandale des séparations et proclament l'union ;

enfin, le contact avec l'Église orthodoxe d'Occident, si longtemps rompu, reprend, intime, vivant, renforcé par les réunions oecuméniques et les rencontres personnelles.


LA CHAÎNE SE REFORME...


Dans cette atmosphère de rapprochement, des communautés orthodoxes occidentales sont nées. Et c'est la raison pour laquelle, comme au temps de Clovis, nous rencontrons à nouveau des Lillois, des Parisiens, des Provençaux, orthodoxes.